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L’inclusion sociale peut-elle se passer du marché des capitaux ?

La Rédaction

Régine Hollander a des activités multiples, de la recherche à l’écriture de romans et de scénarios, en passant par la traduction de textes économiques et littéraires et l’enseignement dans le supérieur. Elle a une agrégation et un doctorat d’anglais, est maître de conférences honoraire à l’Université Panthéon, Paris 2, et membre associé du CERVEPAS (Centre d'Études et de Recherches sur la Vie Économique des Pays Anglophones, Université Sorbonne Nouvelle). Sa recherche actuelle porte essentiellement sur le microcrédit.

Article de Régine Hollander publié dans la Revue des affaires n°4

Grâce à trois prêts successifs de 263 000, 450 000 et 300 000 francs CFA (400 €, 685 € et 457 €), une Togolaise a pu équiper son salon de coiffure. Ses revenus lui ont ensuite permis de payer les frais de scolarité de ses enfants et de les nourrir. En Inde une famille de l’Andhra Pradesh a emprunté 10 500 roupies (150 €) pour avoir l’eau courante dans son logis. Un artisan péruvien a eu besoin de 2 000 sols (570 €) pour acheter des outils. En France, sans qu’on lui prête 3 000 € pour acheter une voiture d’occasion, un chômeur qui habite dans une lointaine banlieue de l’Île-de-France n’aurait pas pu retrouver un emploi. Pour établir une entreprise de construction dans un pueblo de l’état du Nouveau-Mexique aux États-Unis, une Indienne d’Amérique a obtenu plusieurs prêts qui totalisent 40 000 dollars (36 000 €).
Aux quatre coins du monde, le microcrédit peut apporter des solutions à ceux qui n’ont pas accès aux banques traditionnelles. Pas de compte de dépôt, pas d’épargne, pas de garanties, et même dans certains cas, notamment au sud des États-Unis, pas de papiers : seules les institutions de microfinance (IMF) peuvent les arracher aux griffes des usuriers en leur donnant les moyens de franchir les obstacles qui les marginalisent. Pour reprendre une image courante, la charité donne à un homme un poisson, la philanthropie lui apprend à pêcher et la microfinance lui permet d’acheter un bateau et des filets. Celle-ci a donc le potentiel d’être la voie royale qui conduit à l’inclusion sociale des plus démunis de la planète.
Les montants et les taux d’intérêt varient selon le niveau de développement des pays, mais les premiers sont toujours limités et les seconds supérieurs aux taux de base. Ces taux d’intérêt élevés ne s’expliquent pas seulement par la prime de risque due à la non-solvabilité des emprunteurs. Elle reflète aussi les coûts élevés qu’implique l’administration de nombreux prêts de faibles montants. Les IMF doivent mobiliser davantage de personnel que les autres prêteurs pour l’évaluation des profils des clients, l’administration des prêts, le recouvrement des impayés, etc. En outre, non seulement la plupart des IMF ne disposent pas de dépôts pour alimenter leurs portefeuilles de prêts, mais elles payent plus cher leurs ressources que les banques de détail.
C’est bien là d’ailleurs que se situent les différences essentielles entre les divers modèles d’IMF de par le monde. Comment se financent-elles ? Alors qu’elles prennent de l’importance, elles s’éloignent de plus en plus de la conception qu’en avait Muhammad Yunus lorsqu’il a fondé la Grameen Bank au Bangladesh, un crédit solidaire où la communauté joue un rôle essentiel, les remboursements des uns finançant les emprunts des autres. Introductions en bourse, émissions d’obligations, titrisation du portefeuille de prêts, certaines IMF se lancent dans une voie qui les conduit irrémédiablement aux marchés des capitaux. En atteignant la maturité, elles tournent le dos au modèle non lucratif et altruiste de leurs jeunes années.
Deux approches antithétiques sont prônées par des personnalités du micro-crédit, Muhammad Yunus, qui, malgré la controverse récente et son exclusion de Grameen, demeure le pionnier du secteur, et Vikram Akula, fondateur de SKS Microfinance (dont il était aussi le président jusqu’à fin 2011), une IMF indienne qui s’est introduite en bourse en août 2010. Yunus ne condamne pas le profit, à condition qu’il soit réinvesti dans l’institution pour élargir l’offre de prêts. Mais il est convaincu que devenir une société par actions fait perdre de vue aux IMF leur objectif de départ, permettre aux plus pauvres de ne pas se tourner vers la mendicité ou l’usure. Vikram Akula pense, quant à lui, que le modèle non lucratif réduit la portée des IMF en limitant les capitaux dont elles disposent et en réduisant les effets d’échelle.
 
ll demeure possible à certaines IMF, comme le fait la Grameen Bank au Bangladesh, de financer leurs encours de prêts par les dépôts. Mais beaucoup en sont empêchées par la législation du pays où elles opèrent (1) et ne peuvent pas être structurées comme des banques traditionnelles. En outre, bien que le microcrédit soit toujours à court ou moyen terme, les remboursements ne leur apportent pas assez de liquidités immédiates pour prêter à un grand nombre de petits emprunteurs. Il leur est donc nécessaire de lever des fonds qui peuvent provenir, soit de sources publiques ou privées (subventions, dons, etc.) et de prêts commerciaux, soit, comme l’IMF indienne SKS, du marché des capitaux, choix qui intègre les IMF dans le système capitaliste qui les entoure.
 
Les approches de Yunus et d’Akula résument les contradictions inhérentes à la microfinance. Faut-il sacrifier l’altruisme à l’autel de l’efficacité ? Faut-il s’en remettre aux marchés plutôt qu’à la charité, à la philanthropie et aux gouvernements ?
Les accusations portées récemment à l’encontre de certaines IMF indiennes, dont SKS (qui prête aux femmes de l’Andhra Pradesh), pèsent lourdement sur le débat. Elles auraient encouragé des résidents de l’Andhra Pradesh à s’endetter, leur imposant des taux d’intérêt excessifs, puis les auraient harcelés pour qu’ils remboursent en poussant certains au suicide. SKS avait rencontré un succès spectaculaire juste avant son introduction en bourse. Au 31 mars 2010, l’institution avait des encours de prêts de plus de 3 milliards de dollars (2) et 6,8 millions d’emprunteuses, sa croissance étant alors trois fois plus rapide que celle de la Grameen Bank (3). Pourtant en juillet 2011, à cause d’une nouvelle réglementation imposée par le gouvernement de l’Andhra Pradesh, l’IMF annonçait des pertes nettes de 2 187 millions de roupies (44,5 millions de dollars à l’époque) pour le deuxième trimestre 2011, alors qu’elle avait eu des bénéfices nets de 667 millions de roupies (13,5 millions de dollars à l’époque) au cours de la même période en 2010. Les actions SKS, qui valaient environ 1 000 roupies lors de l’introduction en bourse, se vendaient à moins de 70 roupies en juin 2012. Elles étaient remontées à 500 roupies en juillet 2015.
 
Quoi qu’il en soit, plus que jamais, l’obligation qui est faite aux clients de rembourser leur emprunt est la clef de la survie des IMF. Le mot « client » n’est pas utilisé par hasard et définit bien la relation commerciale que veulent avoir la plupart des IMF avec leurs emprunteurs. Il ne s’agit plus seulement de les responsabiliser et de leur ouvrir les portes de l’inclusion spéciale et financière. Il faut aussi dorénavant que les IMF qui dépendent du marché des capitaux remboursent les détenteurs d’obligation, rendent des comptes aux actionnaires et en attirent de nouveaux. Certes, elles bénéficient du budget croissant que consacrent les entreprises et les banques à l’investissement socialement responsable. Ébranlées par la crise de 2008, les institutions financières traditionnelles se doivent de changer de modèle et d’image et investissent de plus en plus dans les IMF. Mais, même ajouté aux fonds qui proviennent des organisations philanthropiques et charitables, cela ne suffit pas à alimenter les caisses.
Comment les IMF s’accommodent-elles de cette mutation ? Faut-il y voir une trahison de l’objectif de départ, l’obligation de rentabilité les obligeant à ne sélectionner que les clients susceptibles de rembourser, laissant les plus pauvres démunis ? Ou est-ce le modèle libéral de marché qui a lui-même évolué après la crise de 2008, et a fait place à une forme plus éthique de capitalisme ?
Les individus peuvent être altruistes et motivés par leur idéologie, comme le montrent des exemples récents de milliardaires qui se dépouillent volontairement de leurs fortunes pour se lancer dans des aventures philanthropiques, ou, celui de Dan Price, le dirigeant de Gravity Payments, qui décide de lui-même en avril 2015 de faire passer son salaire de 1 million de dollars à d’abord 50 000 dollars, puis à 70 000 dollars, pour que ses employés puissent tous gagner au moins 70 000 dollars par an.
Les entreprises, en revanche, ont une logique qui échappe à ceux qui les dirigent, des obligations budgétaires, la nécessité d’accumuler des bénéfices et de grandir. Telle la créature du Dr Frankenstein, elles échappent à leurs créateurs. Leur responsabilité sociétale s’inscrit dans une démarche utilitaire, un outil de marketing que l’on pourrait appeler du social washing. Le documentaire canadien The Corporation leur attribuait une double personnalité de psychopathes, incapables de comprendre les souffrances qu’elles peuvent infliger aux individus et de ressentir le moindre sentiment de culpabilité. Le droit nous dit que l’entreprise est une « personne morale », mais, pour jouer sur les mots, elle n’est ni une personne, ni dotée de sens moral. La sincérité et la générosité ne sont pas inscrites dans son ADN. Telle une cellule du corps humain, elle a pour destin de croître et d’assurer sa survie. L’investissement socialement responsable et les trois P (People, Planet, Profit) ont leur place dans cette lutte. 
Certes, l’inclusion financière que permet la microfinance peut profiter de la responsabilité sociétale des entreprises puisque, sans en être le but, elle en est la conséquence. Néanmoins, le tri opéré lors des évaluations du profil des emprunteurs conduit irrémédiablement à écarter les plus démunis, ceux qui ont le plus besoin du coup de pouce qui les extraira de la précarité. Peuvent-ils se tourner alors vers l’alternative 2.0, des plateformes de financement participatif (crowdfunding platforms) qui font appel à la communauté des internautes pour prêter à des individus ou financer des projets (peer-to-peer lending platforms) ? Selon le 2015CF - Crowdfunding Industry Report, le financement participatif mondial sur les plateformes de prêts de pair à pair a levé 11,08 milliards de dollars (50 milliards €) en 2014, une augmentation de 223 % par rapport à 2013.
 
Ce type de plateforme est l’un des secteurs où le marché des capitaux apparaît en filigrane. Les banques s’y invitent volontiers en qualité de sponsors, de partenaires ou d’actionnaires. Le terme peer-to-peer est souvent un leurre. Lending Club, qui s’est introduite en bourse aux États-Unis en décembre 2014, est liée à plusieurs institutions financières. La plateforme annonçait en avril 2014 que ses prêts seraient émis par WebBank, puis achetés par le fonds de gestion alternative Varadero Capital qui les financerait grâce à une ligne de crédit accordée par Citibank. Citibank remplirait ainsi une partie de ses obligations d’investissement dans des communautés défavorisées requises par le Community Reinvestment Act.
En France, la Société Générale travaille avec SPEAR (Société Pour une Épargne Activement Responsable) pour permettre à des entreprises ou des associations de mener à bien un projet responsable, et d’obtenir un prêt avantageux grâce à des épargnants solidaires. SPEAR dépose l'épargne solidaire collectée à la Société Générale, qui la reverse sous forme de prêt bancaire à taux minoré aux porteurs de projets. Les banques sont présentes même sur les plateformes dont le but commercial est moins avoué, ne serait-ce que sous la forme de frais pour transactions bancaires sécurisées prélevées sur les collectes de fonds réussies. Elles entrent aussi au capital comme l’ont fait la BRED et le Crédit Coopératif qui ont investi dans la plateforme de crédit solidaire Babyloan dès son lancement (4).
Même les géants de la finance s’intéressent à des initiatives qui peuvent faciliter l’inclusion sociale ou financière de leurs bénéficiaires. Goldman Sachs ou Bank of America Merrill Lynch n’ont pas hésité à se positionner sur le marché des obligations à impact social (social impact bonds), des titres dont la rémunération est mise sous condition du succès de l’opération financée. Le gouvernement britannique a innové en la matière en émettant des titres qui ont pour but de réduire la récidive en mettant sur pied des programmes de réinsertion à l’intention des primodélinquants de la prison de Peterborough. Goldman Sachs a investi 9,6 millions de dollars (8,7 millions d’euros) dans des titres structurés de la même manière pour réduire la récidive à la prison de Riker’s Island aux États-Unis. Le capital n’est remboursé à Goldman Sachs que si le taux de réincarcération à Riker’s est réduit d’au moins 10 %. Si ce taux est supérieur à 11 %, la banque reçoit une rémunération proportionnelle aux économies qu’a pu faire le gouvernement. D’autres obligations de ce type sont émises aux États-Unis, au Royaume Uni et en Australie pour réduire les dépenses des gouvernements dans le domaine de la santé ou de l’aide sociale, par exemple, pour améliorer le placement d’enfants dans des familles d’accueil ou réduire le nombre des sans domicile fixe.
 
Peut-on se passer des grands temples du capitalisme pour inclure les démunis ? Le magazine Forbes nous dit qu’en 2015 le nombre de milliardaires dans le monde a atteint un record absolu depuis 30 ans : 1 836 individus accaparent 7 000 milliards de dollars (6 500 milliards d’euros). L’Observatoire des inégalités nous dit aussi que l’extrême pauvreté a été réduite de moitié entre 1981 et 2011, mais que néanmoins un milliard d’individus vivent encore avec moins de 1,25 dollar (1,15 €) par jour. Malgré une croissance de 15 à 20 % de la microfinance attendue en 2015 (5) et l’expansion considérable du financement participatif, il est clair que du chemin reste à faire. La générosité et l’altruisme aideront peut-être à parcourir un bout de la route. Mais il leur faudra laisser la voie rapide aux bolides de la finance et aux marchés des capitaux qui ont déjà chaussé leurs bottes de géants pour se lancer dans la même course.
 
(1) Au Bangladesh, la Grameen Bank collecte des dépôts. En revanche, sa jeune sœur aux États-Unis, Grameen America, n’est pas autorisée à le faire.
(2) Les chiffres sont donnés en dollars américains et/ou roupies indiennes par SKS. À cause de l’évolution des taux euro-dollar et euro-roupie indienne depuis 2010, il a été jugé préférable de les laisser dans ces monnaies.
(3) Knowledge@Wharton, October 07, 2010, Capitalism vs. Altruism: SKS Rekindles the Microfinance Debate, http://knowledge.wharton.upenn.edu/india/article.cfm?articleid=4533.
(4) Très proche du modèle prôné par Yunus, Babyloan propose des remboursements mensuels aux prêteurs qui ne perçoivent pas d’intérêts. 
(5) ResponsAbility, responsability.com, Microfinance Market Outlook 2015, novembre 2014