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La dispute dans l'arène digitale autour de la marche contre l’islamophobie, où le carbone 14 de la douleur fantôme du régime de Vichy.

Julien Tardif

L’unité nationale supposée de janvier 2015 était un effet de sidération [1] , où à peu près rien n’était réfléchi et concerté, excepté au sommet de l’Etat, pour organiser une alliance internationale. La marche des chefs d'Etat du 11 janvier 2015, dont on sait ce qu’elle adviendra comme coalition militaire sur les terrains d’opérations terroristes.

Une affaire militaire et diplomatique bien plus difficile où le compromis perpétuel pour éviter la compromission permanente à repris la main [2]. L'enquête de Disclose [3] sur la vente des armes françaises à l'Arabie saoudite, le documentaire et l'ouvrage d'Anne Poiret nous l'ont démontré avec acuité [4].
 
L'alliance n’a pas su durer et produire une politique constructive dans laquelle la France pourrait se définir comme un seul Homme, à l'image de la fierté de sa politique Arabe[5] sous la Présidence de Jacques Chirac, à nouveau unanimement saluée lors de son décès.
 
Les passions tristes du déchaînement identitaire (violence de haine), religieux islamiste frériste, instrumental et vénal des réseaux délictuels (stupéfiant, proxénétisme...), et enfin injonctif de la concorde républicaine, sont malheureusement des jumelles idéologiques [6].
 
L’idéologie est comme le disait Hannah Arendt, la « logique d’une idée » poussée à l’extrême monopolisant toute l’attention du sujet, ne laissant plus aucune place au jeu du hasard de l’expérience [7].
 
La santé mentale s’en trouve ainsi altérée en psychiatrie sociale [8], et le jeu politique machiavélique prend la part immergée de la personnalité sociale de l’individu qui s’engage ainsi corps et âme dans ce combat communautaire d’opposition ou républicain de l’émancipation.
 
Immigration, religion et individuation, une trilogie qui n'a pas finit de faire couler de l'encre. Rappelons que les droits humains ne sont pas qu'individuels mais également collectifs [9]
 
Tout éducateur un tant soit peu expérimenté, un tant soit peu bien intentionné, ne se livre jamais à son public par la seule passion vocationnelle. La raison lui enjoint justement de comprendre que pour être tuteur performant, rien ne sert de trop anticiper, de trop penser, de faire à la place, mais d’être avec, dans la disponibilité et la bienveillance.
 
L'enjeu est aussi un jeu de représentation de soi. Que dirait Pierre Bourdieu [10], s'il était encore parmi nous ? De l'analyse de ce monde où les fausses informations se diffusent plus vite que les vrais [11], où le « champ de force » de l'arène publique digitale concurrence celui du journalisme des médias traditionnels avec une puissance sans égale [12] (Mustapha Saha).
 
Le réel de la grande histoire nationale et l'expérience de l'histoire orale (notamment de l'expérience migratoire ou du vécu des générations successives en Quartiers Politique de la Ville) se percutent à l'ère mondialisée de la post-vérité [13] où les disputes autour des faits sociaux sont inéluctablement des disputes morales sur la décence, l'éthique et la vertu, dans une société indéniablement fracturée.
 
"La pudeur et en particulier la crainte d'être surpris en état de nudité, ne sont qu'une spécification symbolique de la honte originelle. Le corps symbolise ici notre objectivité sans défense. Se vêtir c'est dissimuler son objectivité. C'est réclamer le droit de voir sans être vu. C'est à dire être un pure sujet" Jean-Paul Sartre, cité par Meryem Sellami [14].
 
Le débat sur le voile rejoint alors la querelle d'une étoile jaune sous le régime de Vichy, comme une affaire morale et publique de déchéance de notre dignité de communauté politique démocratique [15]. C'est en cela que l'on peut mieux comprendre la présence d'une étoile jaune à cinq branches et d'un croissant musulman lors de cette marche.
 
Le choc de l'amalgame n'a d'écho que le traumatisme de la douleur fantôme de Vichy qui nous empêche encore aujourd'hui d'être un Etat capable de mesurer sa discrimination en se refusant l'outil des statistiques de la diversité ethnique [16] .
 
Les disputes dans l’arène digitale démontrent que le champ politico-médiatique est très loin d’une sollicitude adressée avec justesse et justice à l’attention d’autrui, surtout si ce dernier est réduit à une appartenance lui niant son libre arbitre.
 
Julien Tardif, sociologue, Grenoble.
 

 
[1] Gérôme Truc, Sidération, une sociologie des attentats, PUF, 2016.
[2] Mohamed Nachi, Matthieu de Nanteuil (Dir.), Eloge du compromis : pour une nouvelle pratique démocratique, Editions Académia, 2006.
[3]Solidarité avec nos confrères de Disclose et de Radio France, Libération, 25 avril 2019.
[4] Anne Poiret, Mon pays vend des armes, Editions les arènes, 2019.
[5] Christophe Boltanski, Eric Aeschimann, Chirac d’Arabie, les mirages d’une politique française, Grasset, 2006.
[6] Christopher Lasch, le seul et vrai paradis, Climats, 2002.
[7] Thierry Lamote, « La radicalisation islamiste : entre symptôme individuel et contexte
civilisationnel », Journée d’Etude organisée par l’Institut des Hautes Etudes de la Justice (IHEJ, Paris), l’Association « Nigelle », le Centre de recherche interdisciplinaire en sciences humaines et sociales (CRISES, Université Paul Valéry, Montpellier), et l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier). Paris, le 21 janvier 2019.
[8] Jean Furtos (Dir.), La mondialisation pour une écologie du lien social, Revue Rizhome n°45, octobre 2012.
[9] Olivier frérot, Métamorphoses de nos institutions publiques, quand l’altérité renouvelle la fraternité, éditions Chroniques sociales, 2016.
[10] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996.
[11] Gérald Bronner, la démocratie des crédules, PUF, 2013.
[12] Mustapha Saha, Manifeste culturel des temps numériques, 2017.
[13] Myriam Revault d'Allonnes, la faiblesse du vrai, ce que la post-vérité fait de notre monde commun, le Seuil, 2018.
[14] Meryem Sellami, Adolescentes voilées, du corps souillé au corps sacré, éditions de l’Université de Laval, 2014.
[15] Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée, Christian Bourgois Editeur, 2004.
[16] Joan Stavo Debauge, l’invisibilité du tort et le tort de l’invisibilité, l’embarras des sciences sociales françaises devant la « question raciale » et la « diversité ethnique », revue Espaces temps, 2007.