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Le désengagement de la jeunesse radicalisée, sous l’œil des frères Dardenne

Julien Tardif

Prix de la mise en scène au 72e Festival de Cannes (2019), actuellement en salle, le jeune Ahmed des frères Dardenne, est un film formidable pour comprendre l’échec de l’action publique et des juridictions occidentales dans le traitement de la violence du radicalisme islamique. Film réalisé avec le concours du Cabinet du ministre francophone de la Jeunesse, de l’Aide à la jeunesse, des Maisons de justice, des Sports et de la Promotion de Bruxelles.

Au sens sociologique, la nécessité de ne pas faire traiter par les campagnes les problèmes engendrés par les quartiers sensibles. Une pédagogie de la rupture ou de l’éloignement dans une ferme (1) est une méthode qui se révèle crédule pour la gestion d’un tel problème. Si la médiation par l’activité est tout à fait essentielle, il est fallacieux de penser pouvoir en faire autre chose que de l’occupationnel ou au mieux de l’orientation préprofessionnelle subie, si la communauté éducative est incapable de traiter les enjeux socioculturels et cultuels sous-jacents. La problématique de cette jeunesse en proie aux entrepreneurs moraux de la violence armée, engagée contre nos démocraties, n’a besoin ni de contre discours, ni de contre pratiques. Elle a besoin bien davantage d’une approche systémique de cette forme de violence qui est une question bien plus sociale et anthropologique que cognitive. Le parcours et les motivations du jeune Ahmed montrent que la notion d’embrigadement, souvent employée, est fortement trompeuse.

Au sens de la géopolitique du fait religieux, ce film démontre que la crainte d’un traitement communautaire par les habitants et familles de la même communauté religieuse est toujours présente dans nos esprits. Communauté que l’on rechigne encore à associer à un tel combat. La scène précieuse et précise d’échanges entre l’enseignante d’arabe et la communauté des parents et familles autour de l’apprentissage est tout à fait percutante. Considérer la langue arabe dans un tel contexte uniquement comme une compétence sociale et langagière est, là encore, une erreur non seulement pédagogique, mais politique. Elle démontre que les bassins de vie et les diasporas sont encore trop souvent abandonnés par le Politique à l’auto-organisation, quand il ne s’agit pas de les exploiter pour des enjeux électoralistes. Le Politique n’a jamais compris l’importance des alliances entre États européens et africains notamment pour délocaliser les prises en charge dans les pays tiers (2) , et ce bien avant le prononcé de mesures au pénal (3) . Position que je défends avec de nombreux collègues qui ont fait l’expérience de la coopération en Afrique notamment humanitaire, mais aussi pour les mêmes types d’activités que dans le travail à la ferme précitée. Mais dans cette « pédagogie du faire avec », le contexte culturel et cultuel respecte profondément les orientations de l’enfant (avec le travail évident sur les positons des parents ou du tuteur légal) avant qu’il ne soit trop surdéterminé et récupéré par des expériences plus radicales.

Depuis presque 10 ans d’enquête anthropologique en ce domaine entre la France et le Maroc (4) nous avons pu expérimenter que ces séjours valent également pour la petite délinquance exploitée par le narcotrafic (5) . À condition que les enjeux de concurrences victimaires – quêtes identitaires soient au cœur de la problématique de la crise adolescente.

Enfin le débat sur la justice restaurative est très habilement traité. La justice restaurative fait le pari que les rencontres infracteurs et victimes (directes ou indirectes) sont profitables aux deux parties dans leur responsabilisation et reconstruction. La communauté au sens large y joue un rôle essentiel. l’État démocratique moderne n’y détient plus le monopole de la pratique de rendre justice.  Les associations de victimes, de professionnels d’aide aux victimes, les régis quartiers, centres sociaux s’y impliquent pour faire tiers et réhabiliter les personnes infracteurs et victimes dans le droit commun.  Cette problématique est au cœur de la thématique du film des frères Dardenne. Ils déroulent sous nos yeux un jeu morbide où lorsque nos États se refusent à travailler au niveau des justices transitionnelles sur le fait mémoriel (niant leur responsabilité dans les opérations extérieures), ce sont les victimes des attentats qui sont alors en double peine à être instrumentalisées de la sorte, par un État sans autre solution, car sans vision prospective.
 
Julien Tardif, sociologue, éditorialiste.


 
 
(1) La ferme de la Croix de Mer à Borlez dans la province de Liège dans le film.
(2) Musulmans et organisant autrement, comme le Maroc, la cohabitation des communautés religieuses et agnostiques.
(3) Consulter le plaidoyer de la fédération francaise OSER des séjours de rupture à l’étranger. https://www.oser.me/
(4) Je renvois sur ce point à mes éditoriaux pour le webzine de la diaspora marocaine YABILADI. Notamment « Attaques terroristes de l’Aude : un déracinement français » (mars 2018) et « Journées européennes du patrimoine : quand l’histoire pour comprendre rencontre le faire pour apprendre (septembre 2016).
(5) Jean-François Gayraud, théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS Editions, 2017.